Ophuls, un homme en résistance

Ophuls selon Marcel. Pour le montage de son dernier opus, un flash-back sur sa vie, Marcel Ophuls s’est perché dans une mansarde de la rue des Martyrs. Un pigeonnier sous les toits de Paris, avec fenêtre sur cour. Une forme d’aboutissement pour qui est capable de traiter de « vautour » celui qui prétend lui tirer le portrait, qui nourrit un complexe de persecution à en croire quelques médisants et considère Hitchcock comme un possible « bon Dieu ».

Début avril. Au « courrier-départ » de la production, trios étages plus bas, une lettre à en-tête Ophuls adressée d’une écriture un rien juvénile à

« M. Barack Obama, Président of the United States, THE WHITE HOUSE ». Sixième missive ; les cinq précédentes demandes d’entretien sont restées lettre morte. Ophuls a aussi sollicité Nicolas Sarkozy qui a décliné prétextant un emploi du temps chargé. Pour Obama, Ophuls s’obstine. « Il y arrivera » augure Esther Hoffenberg, réalisatrice et grande admiratrice. « Parce que c’est lui… » Depuis toujours, Marcel Ophuls considère à valeur égale quidam et puissant. Dans ses films, on croise Daladier, Churchill, Mendes-France, Reagan, Mitterrand, Milosevic. Sa « patte » en a inspiré plus d’un. Michael Moore ou Woody Allen s’en réclament. Pourne citer qu’eux. Pour ses collègues – et rares amis – il occupe une place à part. Mosco Boucault : « Marcel, c’est mon étoile polaire : face à une difficulté, un conflit, il suffit que je pense à lui en robe de chambre dans Hotel Terminus1 et je retrouve mes appuis pour ne pas céder. Il dit qu’il a mauvais caractère. J’ai compris que cela signifie un coeur (et des couilles) gros (ses) comme ça. Il doit être né sous le signe du chien (qui n’existe que dans mon calendrier à moi). » À la Scam, Marcel Ophuls fait partie des pionniers. Sa réputation de mauvais coucheur lui colle aux basques. La simple évocation de son nom suscite des réactions mitigées. Si l’oeuvre fait consensus, sa personnalité rappelle à certains de cuisants souvenirs et quelques noms d’oiseaux. « Pas sûr qu’il vienne le chercher, son prix… » glisse un historique.

Dans les bureaux de la société de production The Factory (rebaptisée « l’Usine » par Marcel), l’ambiance varie au gré de la forme et des humeurs. Nuages et pluies, giboulées, éclaircies, puis le printemps semble s’installer. Le producteur Frank Eskenazi, qui porte le projet à bras-le-corps alterne périodes d’euphorie et instants de doutes. Mais il reste sous le charme : à croire qu’il en a toujours rêvé. « Un film d’Ophuls… Si je ne me plonge pas dans l’aventure, alors autant changer de métier. » Chacun est aux petits soins. « Impossible is not french »

a noté Ophuls sur l’ardoise à citations pendue au-dessus de la cafetière. Eskenazi a répliqué en épinglant du Mark Twain : « Ils ne savaient pas que c’était impossible alors ils l’ont fait ». L’autre jour, pour un désaccord sur le titre – provisoire – du film, Marcel a décrété une journée de grève, finalement interrompue à midi. La semaine suivante, Eskenazi imaginait lever une souscription sur le net pour combler un budget « archives » qui enfle compte tenu des demandes de Marcel. Il insère dans ses films des extraits de grands classiques et quand on connaît le prix des archives, la Ophuls-touch a de quoi terrifier plus d’un producteur : « Quand je visite une cinémathèque, je me conduis comme un gosse devant une vitrine de jouets » confiait-il un jour à Vincent Lowy, historien du cinéma qui lui a consacré un livre2. « Tout me semble excitant, significatif, essentiel. Il me faut de tout, et j’ai les yeux bien plus gros que le ventre. »

Internet apporte une nouvelle donne : « Je ne suis pas très xxIe siècle mais je dois dire que les archives tout de suite à l’écran, c’est un progrès indéniable ».

En cette mi-avril, on vient de renoncer au Festival de Cannes. Pas prêt. Quand Eskenazi évoque Cannes 2013, il ne plaisante qu’à moitié. « Dites-lui de se procurer d’urgence des paquets de rouleaux pour le fax et des stocks de kleenex », lâche un de ses confrères qui a produit Ophuls il y a une quinzaine d’années et en reste traumatisé. Il parvient tout juste à se détendre en se remémorant le surnom attribué alors au cinéaste, « Fax » Ophuls. Ce dernier a coutume de balancer des mètres d’états d’âmes, coups de gueule, revendications, – dont il adresse copie à la terre entière – mais aussi delicates préventions et déclarations d’amour, le tout illustré de petits dessins, coeurs, soleils, petits bonshommes. Dès les premiers échanges avec son nouveau producteur, Ophuls avait annoncé la couleur :

« Alors, cher Frank Eskenazi, c’est parti mon kiki ! Il faut savoir que je suis impatient, coléreux, difficile, emmerdant, parce que je sais ce que je veux et parce que je sais aussi, à peu près, combien de temps il me reste. »

Pour produire un film d’Ophuls, il faut du souffle. Des mois durant, Eskenazi a dû argumenter, batailler, convaincre les sceptiques. Mal connu des jeunes générations (son dernier film, Veillées d’armes, date de 1994 et la plupart de ses films ne sont pas édités en France), Ophuls fait peur aux anciennes. Il n’est pas homme à tenir dans les « cases ». C’est d’ailleurs sur une question de durée que son précédent projet avait avorté. En 2005, il confiait à Libération :

« J’étais en tractation sérieuse avec un producteur pour réaliser un film sur le fascisme au xxIe siècle, avec des gens comme Jörg Haider en Autriche, Le Pen, Berlusconi, sans oublier les États-Unis bien entendu, avec les chrétiens intégristes. Je voulais aller dans le Montana et me farcir les dingues du Far West, tout ça dans un film de trois heures et demie. Le producteur était inflexible : pas plus de 90 minutes !

Je lui ai dit de laisser tomber. » Les durées imposées ?

« Une forme de censure », tranche-t-il. Il ne se destine pas à une case ou à une chaîne. Il fait ses films. Point barre.

Pas question non plus de se plier à l’exercice obligé du « dossier de présentation. » Extrait de la même interview à Libération : « Fred Wiseman m’a dit récemment : ‹ Il va falloir que tu t’y mettes, Marcel, les fameuses dix pages de synopsis, même moi je les donne. › Et je lui demande alors ce qu’il met dedans, si c’est pas trop indiscret, il me répond :

‹ Bullshit ! De la merde ! De taureau ! ›. Invité à fournir un synopsis pour son dernier film, Marcel Ophuls retourne à Eskenazi un message vidéo : « Ce que nous avons fait est marrant, intéressant, pas larmoyant. Alors, vous parlez de tout ça aux décideurs de la télévision franchouillarde et si ça ne va pas, eh bien, qu’ils aillent se faire foutre, n’est-ce pas. Parce que je sais bien, on va me dire :

si c’est un film sur vousmême, vous pouvez bien nous dire par avance ce que vous allez faire. Eh bien, non Madame, non Monsieur, je ne le sais pas par avance ! » Depuis toujours Ophuls assume l’impossibilité de scénariser un documentaire :

« Pour donner l’impression au patron de telle ou telle boîte qu’il va savoir ce qu’il va avoir ?

Putasserie. Ou alors il faut prévoir de faire du Hitchcock mais ça, en documentaire, personne ne sait faire. »3 Il n’est pas dupe des limites de son système : « Être mon propre décideur n’a pas forcément été une bonne chose… Notamment pour mon compte en banque. »

Grâce soit rendue à Arte qui a pris le parti, en toute connaissance de cause, de danser avec le volcan. Entraînant France Télévisions pour une deuxième diffusion. On devrait voir un jour sur nos écrans le dernier opus d’Ophuls. Sacrée veine. Car ses films sont des monuments, l’a-t-on oublié ? Intelligents, puissants, graves et drôles à la fois. Il y a quelques temps le réalisateur Andrès Jarach, lors d’une master class dans une école de cinéma avait projeté deux films de référence, l’un de Van Der Keuken, l’autre d’Ophuls. Les étudiants avaient trouvé le premier « daté » mais étaient restés bluffés par la modernité du second.

Marcel Ophuls rentre d’une brève récréation. Le pipi du patou. Léon, imposant Montagne des Pyrénées, inseparable compagnon du cinéaste, chemine à ses côtés. Ophuls traverse la cour, souffle court, démarche pesante. Bientôt 85 ans. Ne pas se laisser abuser : le regard scrute et brille, curieux de tout. Le patou rejoint sa place sous le bureau d’Hortense, la directrice de production. Ophuls disparaît sous les toits.

Dans la salle officie une jeune monteuse, Pascale Alibert, patience d’ange, bonne humeur contre vents et marées. « Don’t panic, Marcel » apaise-t-elle aux premiers signes d’orage. Elle débroussaille et prépare le terrain. À ses côtés, un jeune réalisateur déterminé, Vincent Jaglin. Il est à l’origine du projet. C’est lui qui a sorti Ophuls de sa retraite pyrénéenne. Il voulait faire un film sur, le voilà embarqué à faire un film avec et même un film pour Marcel, devenant son bras droit – armé d’une caméra. D’inconditionnel, il est devenu partenaire. Marcel a pris les commandes. « Il fonce selon son idée » dit Pascale qui se demande « d’où il peut bien tirer cette énergie ». Il sait ce qu’il veut, « suit sa pensée ».

Elle le compare à un écrivain qui régurgite le récit qu’il a en tête, sans jamais perdre le fil. Les murs sont recouverts des continuités écrites par Marcel après chaque tournage.

Chef monteuse, Sophie Brunet supervise l’opération. dans la sérénité. Elle a contribué à faire évoluer la forme des films. Au panier, les plans de coupe convenus. Tant pis si un raccord jure un peu, s’il n’altère pas l’élan de la narration. Cela renforce la vitalité des films. De l’homme qu’elle côtoie depuis 25 ans, Sophie Brunet retient « la générosité », « son amour des gens », « la merveilleuse politesse de l’humour » : « Le montage, c’est la place rêvée. On n’a rien à refuser. Il propose et même si je n’y crois pas, on monte. Et si ça ne marche pas, ça se voit. » Pour Hotel Terminus, ils ont travaillé trois ans. « Du coup, je peux lui parler comme personne ne lui parle… » Et d’ajouter qu’elle s’amuse beaucoup, sur les films de Marcel.

Dans le sprint du montage, il ne s’interrompt pas. Boulot-boulot. Le temps est compté. Deux rendez-vous annulés et puis on trouve un moment pour parler. Au risqué d’en étonner plus d’un, l’homme tel qu’il se présente est charmant, attentionné, gentleman. Ravi d’avoir été distingué par ses pairs. Ses phrases sont entrecoupées de longs silences. Entre deux, il réfléchit, les yeux fermés, le regard tourné vers l’intérieur. Se prend la tête – au sens propre. Fume comme un pompier, grille clope sur clope, se maudit de fumer autant, en fumant machinalement tout paquet de cigarettes qui passe à sa portée.

Ophuls, un nom sorti du chapeau. Le pseudo du père, Maximillian Oppenheimer, fils d’un commerçant juif de Sarrebruck, devenu Max Ophuls quand son père lui a interdit l’usage du patronyme familial pour jouer au théâtre. Pourquoi Ophuls ? Plusieurs explications circulent, sans doute apocryphes et toutes relatives à l’amour et la rencontre. Marcel n’a jamais su laquelle retenir. Il en préfère une. C’est le professeur de theater de Max qui aurait suggéré ce nom, celui d’un village où un jour, il aurait croisé une jeune fille les cheveux au vent, « comme une vision féerique »4. Du théâtre, Max Ophuls passe au cinéma, devient un des réalisateurs allemands les plus en vue de l’avant-guerre. Il invente ses propres codes. Sa modernité et ses origines juives le placent d’emblée dans le collimateur des nazis. Dès 1933, il s’exile en France avec sa femme, la comedienne Hilde Wall et son fils unique. Un des premiers souvenirs de Marcel – il a alors cinq ans – c’est la fuite de Berlin. Il est sur les genoux de sa mère dans la voiture conduite par son père qui tourne autour de l’Atrium-Palast où s’affichent en grandes lettres lumineuses

« Liebelei, ein Film von Max Ophuls ». Et le père dit :

« Regardez, regardez bien ! Ouvrez les yeux, c’est sans doute la dernière fois que nous verrons ça ».

Ils reverront. La carrière de Max se poursuit en France, en Italie. Fuyant la progression des nazis (Goebbels en personne avait promis de lui « faire sa fête »), il gagne les USA avec sa petite famille, en 1941 via l’Espagne, par les Pyrénées. Un horizon symbole de salut. L’heure de la retraite venue, c’est « au pied de ces montagnes qui lui ont sauvé la vie »

que Marcel s’est installé.

Aux États-Unis, Max fait son cinéma. Après une adolescence à Hollywood, Marcel est mobilisé dans les GI’s. « J’avais une très grande envie de rentrer en Europe. J’ai fait valoir que je parlais français et allemand. Ils m’ont envoyé au Japon… ». Pour « fuir les marches dans la boue », il se porte volontaire avec un ami pianiste pour devenir entertainment specialist, chargé de divertissement. Le spectacle comme échappatoire et à la clé « le rare privilège de pouvoir se mettre en civil et la compagnie de jeunes actrices recrutées par l’armée à Broadway pour divertir les troupes ». Quand il évoque cette période, spontanément, Hiroshima et Nagasaki lui viennent à l’esprit. « Pourquoi n’y sommes-nous pas allés ? C’était de toute façon off limits. Mais aurions-nous fait ce pèlerinage plutôt que de passer du temps avec des geishas à boire du whisky australien ?

Je n’ai pas de réponse. L’important, c’est d’être vertueux au bon moment… Mais ce n’est pas toujours le bon moment. Ni le bon endroit. » C’est peut-être dans cette réflexion que se trouve l’une des clés de l’homme. Sophie Brunet : « Je crois que la question qui l’a toujours hanté c’est ‹ qu’est-ce que j’aurais fait si j’avais été en âge de résister, durant la guerre ? › La question du courage, de la lucidité individuelle est au coeur de tous ses films. Partout où il se présente, il résiste. »

Au lendemain de la guerre, quand la famille regagne enfin l’Europe, Marcel collabore avec Duvivier, Huston, assiste son père sur Lola Montes. Puis devient cineaste et impose son prénom. En fiction d’abord. Un succès, Peau de Banane, avec Belmondo et Jeanne Moreau. Et puis un four, Feu à Volonté avec Eddy Constantine, un « sous James Bond » qu’il juge encore « très mauvais ». « Bide, cinéma étriqué », dit-il. En 65, il entre à l’ORTF, cette institution honnie

« censurielle et quasi-totalitaire », « pour faire bouillir la marmite ». C’est ainsi que le documentaire vient à lui. « Une voie terriblement étroite que j’essaie d’élargir ».

Il rejoint l’équipe d’André Harris et Alain de Sédouy, alors considérés comme les pionniers d’un nouveau journalisme, irrévérencieux et incisif. Ophuls s’en sert comme d’une arme contre « la banalisation de la télé ». Contre la banalisation du mal. Car il n’aura de cesse dans ses films-fleuves d’explorer la conscience des hommes ordinaires qui ont traverse les heures noires du xxe siècle.

Nul ne guérit jamais de son enfance dit la chanson. Revisiter sa propre histoire à travers l’Histoire. A-t-il jamais fait autre chose, film après film, explorer les temps qui ont marqué sa vie ? « le vent violent de l’histoire, allait disperser à vau-l’eau, notre jeunesse dérisoire, changer nos rires en sanglots ». Marcel inverse les propositions : avec lui, on peut rire, même dans les cimetières. Le documentaire est un spectacle. Dans Veillée d’armes, tourné dans Sarajevo assiégé, de retour du front, il converse avec les reporters de guerre reclus au Holiday Inn. Au son du canon dans la ville dévastée, Ophuls se paie le luxe d’insérer un extrait de « L’amour chante et danse » où Bing Crosby entonne sur un air d’opérette : « Si le bruit du trafic te trouble, si tu es à bout de nerfs, prends tes cliques et tes claques, viens à l’Holiday Inn ! » Andrès Jarach, fin connaisseur de l’oeuvre : « Les films d’Ophuls me font toujours penser à cette phrase : avec l’humour indispensable à toute entreprise sérieuse ». Sartre, à propos du Chagrin et la Pitié, estimait qu’on « ne peut pas prendre au sérieux un film où on sourit tout le temps. » À voir.

Les films d’Ophuls (occultons le prénom puisqu’il n’en reste qu’un) sont intemporels. Il érige en système un principe qu’il définit comme celui du « porte-manteau ». Focaliser sur un lieu, un événement, une unité (la chute du mur de Berlin pour November Days, les années d’occupation à Clermont-Ferrand pour Le Chagrin et la Pitié, la vie de Klaus Barbie pour Hotel Terminus, un massacre au Vietnam pour La Moisson de My Lai, etc.), prétexte à une mise en abîme de l’Histoire, nourrie par des entretiens sans concession menés avec une fausse bonhomie. Si Ophuls n’est jamais pris au dépourvu, c’est qu’il travaille comme un forcené. Lors d’une rencontre en 1979, des lycéens l’interrogeaient sur ce fameux « art de ’interview », qu’il tempère en y accolant des guillemets ironiques – « à de rares expressions près, si les gens vous parlent, c’est qu’ils veulent bien vous parler » – : « Au début, je préparais souvent une série de questions que je notais dans un calepin. J’ai vite laissé tomber car je me suis aperçu qu’une bonne préparation consiste à connaître le dossier suffisamment pour être capable de l’aborder par n’importe quel bout. Pour qu’un entretien soit réussi, il doit ressembler le plus possible à une conversation. » Son arme : savoir ce qu’il attend de ses interlocuteurs mais sans chercher à les guider, encore moins les piéger. « Je n’en ai pas envie, même si mes films donnent parfois cette impression. Et d’ailleurs si les gens devant la caméra soupçonnaient qu’ils pourraient être piégés, ils se refermeraient comme des huîtres et vous n’obtiendriez rien, certainement pas une perle. » Or les films d’Ophuls sont bien des colliers de perles, assemblage de détails et anecdotes, « tellement plus importants que les discours et les grandes théories ». Quand, dans Hotel Terminus, Lise Lesevre, résistante torturée par Barbie, raconte comment ce dernier prenait soin de « retirer sa montre pour ne pas la mouiller » avant le supplice de la baignoire, on est dans la pièce, à ses côtés. Une de ses plus belles prises, le fils spirituel d’Hitler, Albert Speer, condamné à vingt ans de prison à Nuremberg. Dans The Memory of Justice, Speer projette à Ophuls ses films 16 mm de famille, tournés du temps du IIIe Reich. « Rien n’était prémédité, insiste le cinéaste. Speer voulait nous montrer que les Allemands maîtrisaient déjà la couleur dans les années trente… » Détendu, amical, Speer s’installe devant son écran, ravi de montrer ses belles images. Vacances à la neige, jolis paysages, le ski avec les enfants et puis au milieu d’une bobine, une scène champêtre où des dignitaires nazis chahutent en alante compagnie. Des jeunes filles se déhanchent à la queue-le-leu sous les arbres. Speer commente tout sourire : « Nos secrétaires… L’atmosphère aurait été irrespirable si on n’avait pas pu avoir ces relations humaines et amicales après les réunions… » Ophuls offre à ses spectateurs l’intimité du diable. « L’attitude qui consiste à croire qu’on peut séparer ce qu’il est convenu d’appeler la politique des autres activités humaines, telles que l’exercice d’un métier, la vie de famille ou l’amour, cette idée constitue la pire des fuites devant la vie elle-même, devant les responsabilités de la vie. Peut-être est-ce le fait d’avoir été plusieurs fois déraciné au cours de mon enfance, d’avoir grandi dans l’ombre d’une menace politique qui explique à mes yeux que ces cloisons étanches n’existent pas. » The Memory of Justice, toujours. Ophuls ferre avec la grâce du pêcheur à la mouche un certain Hans Kerhl, adjoint de Speer condamné à quinze ans à Nuremberg. Il l’amène à commenter sa détention. L’autre se plaint de la qualité de la nourriture : « Une prison est toujours pire qu’un camp, dit-il l’oeil mouillé. En camp, on garde un certain sentiment de liberté. En cellule, jamais. Dans un camp, on peut circuler librement dans l’enceinte des barbelés. En prison c’est impossible. » Et Ophuls de basculer sur quelques photos de déportés faméliques, le regard perdu derrière les barbelés. Dans Hotel Terminus, il cuisine un ancien officier de la division Das Reich qui a côtoyé Klaus Barbie et trouve que c’est un « type fantastique ». Ophuls le pousse à préciser : « Mes chiens, assène l’ex-SS, ça peut sembler simpliste, mais ils l’adoraient. Et les bêtes sont sensibles, n’est-ce pas ? Elles savent distinguer le bien et le mal… ». The Memory of Justice : un film de quatre heures et demie, pas de commentaire, une phrase en guise de prologue : « Au cours de leur brève vie dans un monde imparfait, les êtres humains gardent en eux le vague souvenir d’une existence antérieure de l’âme, l’empreinte diffuse des vertus idéales, l’empreinte d’une justice idéale. » Tout est dit. Ophuls prône « l’absolu respect du spectateur en tant qu’individu » et se méfie des films à commentaire, cette

« voice of God qui dit ce qu’il faut penser » : « Si on ne laisse pas le spectateur juger par lui-même, ça devient de la propagande ». On est loin du très en vogue « prendre le téléspectateur par la main ». Et pourtant, les films d’Ophuls sont diablement efficaces. Du procès de Nuremberg, il questionne les lois de la guerre, remonte au massacre des Peaux-Rouges, s’attache au Vietnam, à l’Algérie, interroge la légitimité de désobéir. Interview d’Edgar Faure, président de l’Assemblée nationale, qui fut procureur au procès des nazis à Nuremberg. Ophuls : « Est-ce que le gouvernement français aurait dû accepter une commission internationale basée sur les principes de Nuremberg pour enquêter sur la politique française en Algérie ? » Faure tente d’éluder : « De toute manière, on ne peut pas comparer la situation d’un État qui a acquis des colonies […] à celle d’un État qui sort de chez lui pour aller envahir les terres du voisin, c’est une chose tout à fait différente. » Ophuls, lapidaire : « Oui… Autrement dit… Non ? » Faure :

« L’origine de la violence […] n’est pas dans l’État qui est titulaire de la souveraineté juridique, fût-elle en réalité erronée ou injuste… » S’ensuit une séquence d’archives du procès de Nuremberg, Edgar Faure en plein réquisitoire : « l’application de ces méthodes par les Allemands avait pour objectif principal de leur permettre la colonisation en installant dans les pays des sujets allemands qui s’emparaient des terres et des biens des habitants expulsés… » Munich 1938 ou la Paix pour cent ans, Le Chagrin et la Pitié, The Memory of Justice, Hotel Terminus, Veillée d’Armes. On ressort sonné de ces longues traversées. Étrangement interpellés, concernés. Comme si Ophuls plaçait ses pas dans cette « empreinte diffuse » laissée dans notre inconscient par les tourments du siècle. Même s’il s’en défend, il s’attache à la « continuité de l’histoire » et à ses bégaiements. Ses films constituent une oeuvre, unique. Pas un hasard si, quand il cite une scène ou l’autre, il confond parfois les films. Les elements qu’il met en perspective ne semblent pas toujours avoir un rapport immédiat les uns avec les autres. Mais peu à peu, la cohérence fait jour. Ophuls est comme un capitaine de bateau : si on ne comprend pas forcément la manoeuvre, il arrive toujours à bon port. Il a inventé un style. Un cinéma interventionniste, aux antipodes du cinéma-vérité, ce cinéma du réel qui lui pose question. « Peut-on se transformer en mouche sur un mur ? Observer sans être observé ? Je ne crois pas. La caméra invisible n’existe pas. Pour Nanouk l’Esquimau, il a fallu scier l’igloo pour filmer à l’intérieur. » Au critique Michel Ciment il confiait : « Au tournage, il fauttout organiser donc la spontanéité fout le camp. Tout est fiction puisqu’on choisit ce qui est à l’intérieur du cadre, comme dit Hitchcock ». L’oeuvre d’Ophuls rappelle que devant le mot « documentaire », il y a d’abord le mot « film ». Curieusement, Wiseman, l’un des plus prestigieux représentants du « direct-cinema » est l’un de ses meilleurs amis : « Dans le genre qu’on a choisi – ou qui nous a choisi – on fait pratiquement le contraire. C’est peut-être une des bases de notre amitié. » Plus généralement, et ce n’est pas le moindre paradoxe, Ophuls affirme ne pas être « un très grand fan du cinéma documentaire » : « Ça tient sûrement au fait que mes maîtres, et en premier lieu mon père disait, quand on lui parlait de cinema documentaire : ‹ ah oui, ça existe aussi. › Il le mettait dans le même sac que le néoréalisme italien… Cette revendication du documentaire d’avoir le monopole sur la vérité, c’était ça qui faisait que Max Ophuls ou Hitchcock prenaient leurs distances. » S’il avait eu libre choix, s’il n’avait pas fallu « faire bouillir la marmite », peut-être aurait-il suivi la voie de ses maîtres : « Après Le Chagrin et la Pitié, on m’a proposé des projets sur la même ligne. Si j’avais pu faire autre chose et notammentretourner à la fiction, j’aurais préféré le faire… Transposer sa vérité dans le cinéma traditionnel, avec des acteurs et la nécessité de raconter une histoire, n’est-ce pas une façon plus économe et plus directe de témoigner de cette vérité ? » Cinéaste contrarié, a-t-il vécu des films heureux ? Il se redresse, le regard brillant : « Quand on se marre ! Le plaisir, c’est au tournage, quand j’ai l’impression d’être totalement libre. » Le plaisir neutralise-t-il l’angoisse ? S’est-elle jamais endormie ? « J’ai bien peur que non. Quand j’ai tourné Sense of Loss en Irlande – en fait un film sur la mort – j’interviewais des combattants qui me servaient des grands discours, à tel point qu’il m’est arrivé de m’endormir en tournant. En dérushant, je me suis rendu compte que c’était nettement meilleur quand je dormais… C’est peut-être la solution pour faire taire l’angoisse. » Un silence. Et il rit, un rire fort, sonore, qui s’arrête d’un coup. « Bien sûr que non ! » Préservée voire soulignée par le montage, la liberté qu’il s’accorde au tournage crève l’écran. Une liberté assumée, légitime parce que guidée par la réflexion, le doute, une remise en question permanente. Lui-même s’expose sans complexe au milieu des siens. The Memory of Justice, encore. Il filme son propre anniversaire, interpelle Régine, sa femme, sur l’opportunité de faire un tel film. Elle est d’origine allemande, élevée au coeur du iiie Reich. Elle l’encourage à poursuivre pour « extraire ce squelette qui traine dans le placard depuis le début de notre mariage ». un peu plus tard, elle raconte comment elle-même était aux jeunesses hitlériennes. Comment sa petite soeur a failli dénoncer leur mère qui entretenait des relations de bon voisinage avec une femme « politiquement dangereuse ». Le diable partout, même – et d’abord – à la maison. Ses interlocuteurs, y compris les méchants, apparaissent souvent sympathiques au premier abord, avant de révéler leurs travers. « Complexificateur ». Le barbarisme lui va bien. Il le revendique lui-même : « De plus en plus, je tiens à montrer la complexité des choses. » A-t-il jamais fait autre chose ? La conversation avec Madame Solange, la coiffeuse du Chagrin et la Pitié fait figure de cas d’école. Soupçonnée d’avoir dénoncé des résistants, elle se débat dans une fumeuse histoire d’imitation d’écriture pour convaincre de l’injustice de sa lourde condamnation. Mais réitère sans état d’âme son admiration pour Pétain. La séquence l’abandonne à elle-même. Coupable ? Victime ? « Je ne sais pas, dit Ophuls. Mais le savait-elle elle-même ? »

Pourfendeur de dogmes, Ophuls ne s’épargne pas luimême. Pour peu qu’on lui confie l’admiration qu’on éprouve face à ses audaces (un gros plan sur une boîte de Vache qui rit apparaît à l’image quand un supplétif alsacien raconte, dans Hotel Terminus, comment il a sauvé de la déportation l’héritier des fromageries Bel), il vous désarçonne d’une pirouette : « Je crois que c’est un des plans que je retirerais si je devais reprendre le montage. Mais je crois que je retirerais tous les plans et qu’il ne resterait rien de ce film… » Vincent Lowy, son biographe, conclut le livre qu’il lui a consacré par une interpellation : « Aujourd’hui, l’alacrité ravageuse de votre oeuvre est plus que jamais nécessaire. À l’heure où en France, les principes élémentaires de la morale et du droit républicains sont menacés par un absolutisme effroyablement pervers, qui prend les atours populistes du bon sens pour défaire tout idéal collectif et laïque en s’appuyant sur le seul zapping émotionnel, il faut voir, revoir et faire voir vos films ». On ne saurait mieux dire. Fort de ses fulgurantes intuitions, Ophuls ausculte les zones grises de l’humanité. Sophie Brunet : « Toute sa vie, il a été Petit Marcel par-delà le vaste monde. Ses films sont des voyages ». Le film à venir ? « Puissance dix par rapport aux précédents ; il se montre encore plus tel qu’il est. » Question idiote pour terminer : y aura-t-il encore d’autres films après celui-là ? Il rit. « Réponse idiote : j’aimerais bien, mais ce n’est pas moi qui décide… » Eskenazi traverse le bureau :

« ON aimerait bien… » Ophuls : « Alors je suis à votre entière disposition… » Puis en se levant de sa chaise : « L’Usine pour moi, c’est le paradis. Pourvou que ça dourre. » Et il remonte dans les étages, s‘enfermer au montage.

Marcel Ophuls, lauréat du Prix Charles Brabant 2012 de la Scam, pour l’ensemble de son oeuvre. Cet article a été publié dans Astérisque 43 (juin 2012), la lettre d’information de la Scam.

1. Hotel Terminus, vie et temps de Klaus Barbie, oscar du documentaire 1989. En tournage à La Paz, le réalisateur, épuisé par l’altitude, reçoit les témoins en peignoir dans sa chambre d’hôtel. Show must go one.

2. Ouvrage incontournable pour qui veut connaître l’oeuvre et le personnage. Marcel Ophuls, Vincent Lowy. Le Bord de l’Eau Éditions.

3. Entretien avec Michel Ciment dans les bonus dvd de la dernière édition du Chagrin et la Pitié. Le coffret contient également Marcel Ophuls, Parole et musique, documentaire de François Niney et Bernard Bloch. Éditions Gaumont.

4. Souvenirs, Max Ophuls. Petite Bibliothèque des Cahiers du Cinéma.

Rémi Lainé est un journaliste, réalisateur et documentariste de télévision français. Il a été élu administrateur de la Scam en 2009.